« Imaginez un autre monde ! Imaginez une autre existence… où les valeurs deviennent une question de survie et où il ne suffit plus que d’y croire.
Un monde où tout n’est pas perdu, peut-être parce que l’essentiel demeure. »
« 806.4 litres, parfait ! », annonça le docteur, s’éclipsant derrière l’écran, d’une voix étincelante comme le voyant rouge de l’imprimante. Ajustant son masque, Viktor se releva tranquillement pour prendre la feuille qui glissait silencieusement dans sa main.
La poignée de minutes dans le Bureau de Vérification du 53ème étage, comme tous les soirs, lui réservait le plaisir d’une vue exceptionnelle sur la cité. Il savourait ces instants où son esprit dessinait les contours flous de ce qui avait existé jadis, tel qu’en témoignaient les peintures qui trônaient dans toutes les salles de réunion. Alors qu’un regard rêveur illuminait son visage, la grisaille épaisse déchirée çà et là par le sommet des gratte-ciel se dissipait, laissant apparaître formes et couleurs : le nuage vert des platanes sur le boulevard, un envol d’hirondelles, les façades ornées de fuchsia…
Comme tous les soirs, un nouveau paysage raviva son imaginaire et il se sentit heureux.
« Au suivant messieurs dames ! »
Le ton péremptoire du docteur le secoua. Comme tous les soirs, il devait rapidement laisser la place aux autres. Les heureux d’abord, les malheureux en bout de file…
Prompt, Viktor mit sa fiche de paie dans la poche et, saluant d’un geste amical les collègues dont les yeux étaient soulignés par le bord de leurs masques, se dirigea sans hâte vers le Département des Ressources.
L’allocution matinale du DG résonnait encore vibrante dans sa tête : « … car le bonheur est la valeur la plus importante de notre entreprise et de notre société, garantie d’un développement durable ! L’objectif prioritaire de votre compétitivité est votre bien-être, car lui seul nous assure la plus faible consommation de notre ressource vitale ! Plus de bonheur, moins de travail ! »
Viktor pensa avec bienveillance à son nouveau collègue. Junya partageait son bureau depuis trois semaines et grâce à son influence, en si peu de temps, il avait fait des remarquables progrès.
Le pauvre… Il avait atteint onze heures de travail par jour. Anxiété, peur, colère… Le stress qui le dominait lui valait une consommation presque 30% plus élevée que la moyenne, ce qu’il fallait bien rendre à l’entreprise avec des heures sup !
Arrivé. Avant de frapper à la porte Viktor jeta un coup d’œil confiant à son bulletin de salaire : « 30 avril 4102, net à payer 806.4 litres d’oxygène ».
Dans quelques jours son anniversaire.
Viviana Rocca
Consultante et Formatrice chez ITG
Cette mini nouvelle a été rédigée dans le cadre du concours « Travailler autrement : auteur de sa vie professionnelle, auteur de soi » organisé par le club des consultants ITG du Languedoc-Roussillon. En savoir plus sur le concours.
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